Dans la crypte des Capucins, sous l’église Sainte-Marie de la Conception à Rome, un ruissellement de tibias, de fémur et de crânes, délibérément assemblés comme les pièces d’une gigantesque mosaïque, caresse de nobles autels et des niches où se love, debout, la dépouille de vieux moines en robe de bure.
Le malaise que nous ressentons montre que nous autres, modernes, avons oublié que la mort pouvait être un spectacle. Mais pour ce faire, il fallait auparavant la banaliser et la sublimer. C’est le génie du christianisme, et dans une certaine mesure de toutes les religions traditionnelles, que d’avoir accompli ce tour de force. La mort n’est plus un objet de terreur mais un passage incontournable, dans une barque sur le Styx ou entre les bras de la Vierge, qui se prépare à l’aide d’une bonne et sainte vie. La mort est un rituel, une accession à l’âge adulte de l’âme.
Pour l’Espagne du Siècle d’or et au-delà, l’homme a trois vies : celle du corps, celle de l’âme et celle de la réputation, à mi-chemin entre les deux précédentes, qui a la particularité de culminer lors de la bonne mort, dernier acte d’une vie placée sous le signe de l’honneur. C’est dire l’importance de la mort, que nous refoulons dans des mouroirs, dont nous voulons purger les arènes et que la publicité vomit, en même temps que l’ingratitude physique et la vieillesse, au même rythme que le transhumanisme célèbre un « homme augmenté ». Quand le général Millán-Astray scande « A bas l’intellectualisme traître ! Vive la mort ! », il rappelle, consciemment ou non, mais la vérité coule aussi bien dans la bouche d’un homme au sang généreux où se lit toute l’histoire d’une nation, que la mort, après Dieu, est la seule et grande vérité.
A la fin, nos corps nourriront les asticots, qui eux-mêmes creuseront les galeries souterraines pour donner vie aux plantes, en attendant le grand miracle de la résurrection. La mort est vitale. La rechercher stupidement en s’exposant à tous les risques épidémiques revient à se moquer d’elle, à la gaspiller comme un Marsouin gaspille son corps en se livrant à la corvée de charbon sénégalaise. Mais la refouler comme le mal incarné est une grave erreur.
Les épidémies ont toujours joué ce rôle de régulateur, de correcteur du déséquilibre démographique. Ce que le politique ne peut faire sans tomber dans le totalitarisme eugéniste et avorteur, l’épidémie le fait. Et cela est bon. Le rôle des hommes de bien, quant à eux, est bien sûr de soigner les malades : il n’y a pas de bons et de méchants dans ce bras de fer entre la faucheuse et le soignant, car ce n’est pas une guerre mais un jeu dont dépend l’hygiène du monde. A quoi bon vivre le plus longtemps possible ? Pour ingurgiter le maximum de télé-crochets à mi-chemin entre le concours de chanson et le spectacle de gogo danseuse ? L’obsession de l’espérance de vie, sœur jumelle de la fascination pour la croissance économique, est le sous-produit d’une société capitaliste dégénérée qui privilégie la quantité à la qualité. Je préfère la qualité à la quantité, une fleur de thym à du gazon synthétique et une bonne mort à une vie de merde.
Julien Langella
Cette tribune est parue dans Le Quotidien Présent.
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