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Qu’est-ce que le libéralisme ?



À la question de savoir qui avait été le premier libéral, le grand conservateur anglais Samuel Johnson répondait : Satan ! Nous allons tenter de comprendre cette boutade.


Commençons par écarter l’erreur la plus courante.


Le libéralisme n’est pas seulement, ni même d’abord, une doctrine économique parmi d’autres, que l’on pourrait classer gentiment dans un manuel, à côté du socialisme et du communisme. Il faut remonter plus haut. Le libéralisme est une vision métaphysique de l’homme, une idée qui déploie progressivement ses conséquences, sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler « le Progrès ». Bref, et comme en témoigne l’usage anglo-saxon, le libéralisme, c’est le progressisme. De ce point de vue, le communisme et le socialisme n’en sont jamais que des sous-produits, puisque, tout en voulant s’y opposer, ils partagent avec lui l’essentiel.


L’essentiel, justement, consiste à affirmer que la liberté – entendue comme capacité à se déterminer sans contrainte – n’est pas seulement un bien, mais qu’elle est le bien suprême. Mieux que cela : le seul. Pourquoi ? Parce que, selon cette façon de voir, l’humanité est tellement libre qu’elle n’a pas de nature. Elle n’a pas la liberté ; elle est liberté. C’est donc à elle de décider des normes de sa propre existence, à elle de décider ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal. L’humanité crée ses propres valeurs. Notre essence, notre nature ne saurait nous indiquer ce qu’est la « vie bonne ». Le libéralisme intégral –qui est ici notre objet – applique cette idée au niveau individuel (« chacun est à soi-même sa propre loi »), tandis que le communisme applique l’idée libérale au niveau collectif (l’avant-garde éclairée décide du bien et du mal pour l’humanité entière).


Les diverses formes du libéralisme intégral – qu’il soit théologique, politique, culturel ou économique – prennent toutes racines dans cette idée fondamentale. En dernière instance, et contrairement à une idée fort répandue, elles ne sont donc pas séparables. La séparation, en particulier, du libéralisme économique et du libéralisme culturel est, nous allons le voir, une cause désespérée.


Assurément, le libéralisme n’a pas commencé par des proclamations aussi fracassantes. C’est la connaissance de son développement qui nous permet, de manière rétrospective, de le présenter sous des traits aussi tranchés. Car il faut ici relever un paradoxe : pris au moment de sa naissance, le libéralisme se présentait comme un projet de modération, principalement motivé par le souci de neutraliser les effets meurtriers de la passion politique. Il se revendiquait d’un scepticisme qui pouvait aisément passer pour de la prudence. Mais à l’issue du parcours, il apparaît comme ayant entraîné la plus grande révolution anthropologique de tous les temps. Nous soutiendrons que cet emballement n’est pas un accident, et qu’il était en germe dans les idées, sinon dans les intentions, de ses fondateurs. Revenons donc aux origines.





Les origines du libéralisme

Pour ordonner les choses, tentons d’appliquer au libéralisme l’analyse causale aristotélicienne. Le libéralisme, au moment de sa naissance, a eu une cause efficiente : les guerres de religion en Europe. Une cause formelle : la vision individualiste de l’homme. Une cause matérielle : la technique et le commerce. Une cause finale : la divinisation de l’homme.


Cause efficiente : les guerres de religion


Commençons par la cause efficiente. Comme l’a remarquablement démontré Jean-Claude Michéa, les guerres de religion des 16ème et 17ème siècles n’ont pas seulement traumatisé les peuples. Elles ont aussi traumatisé les intelligences. Disons que les philosophes ont tiré des conclusions excessives d’événements eux-mêmes démesurés. Convaincus que ces guerres avaient montré le vrai visage de l’homme et discrédité à jamais l’idéal antique de la politique, ils ont conçu le projet de rejeter l’héritage et de refonder un ordre politique sur une nouvelle base. Il ne s’agit plus pour l’État de rechercher le bien commun, déduit d’une religion ou d’une loi naturelle, mais d’assurer le respect des droits individuels. L’État ne doit plus se mêler de métaphysique (c’est dangereux) mais s’en tenir à faire vivre ensemble les individus humains, dont les guerres ont révélé qu’ils n’étaient pas les « animaux politiques » dont parlait Aristote, mais de véritables « loups pour l’homme ». Quels sont, donc, les droits qu’il s’agit de protéger ?


Cause formelle : l’idée moderne de l’homme


Pour en décider, il faut disposer d’une certaine idée de l’homme. Laquelle ? Celle que les philosophes avaient alors dans leurs livres, et qui émergeait de la Renaissance et de la Réforme. Il s’agit, pour aller vite, de l’idée de l’homme telle qu’elle est sortie des mains d’Occam, de Luther et de Pic de la Mirandole. Et c’est de la dynamite : l’homme est un pur individu (et non un animal social), radicalement égoïste (le péché originel a tout ravagé), doté d’une liberté absolument infinie (la nature de l’homme, c’est qu’il n’a pas de nature – il est infiniment plastique). Ces idées, dans des proportions et à des degrés d’intensité divers, ont servi de points de départ à tous les grands refondateurs de la politique : Hobbes et Locke en premier lieu. C’est extraordinairement clair chez le premier. Par exemple dans ce texte, où est niée la sociabilité naturelle :

Il faut donc en venir là, que nous ne cherchons pas de compagnons par quelque instinct de nature, mais bien pour l’honneur et l’utilité qu’ils nous apportent ; nous ne désirons des personnes avec qui nous conversons qu’à cause de ces deux avantages qui nous en reviennent.

Et encore ici, dans cette affirmation relativiste :

Il n’existe rien de tel que la fin dernière (finis ultimus) ou le bien suprême (summum bonum), comme on le dit dans les livres de la morale vieillie des philosophes.

Ce n’est donc pas sur la poursuite du bien objectif des communautés naturelles, ni sur la recherche de la vertu, ni encore moins sur celle du salut, que les libéraux ont entreprise de refonder l’ordre politique, mais sur des passions simples, fondamentales, attachées à l’individu : la peur de la mort, la soif d’aisance matérielle, le libre épanouissement de l’arbitraire subjectif.

La liste des droits s’ensuit logiquement, consignée dans ce formulaire en extension perpétuelle qu’on appelle la Déclaration des droits de l’homme : sûreté, propriété, liberté. Sur une telle base, la vie sociale n’a rien de naturel : elle n’est plus présentée comme un état de vie moralement supérieur à la solitude, mais comme un artifice au service de la liberté individuelle, une sorte de moindre mal, nécessaire à la sauvegarde d’une certaine sphère d’indépendance personnelle. Le rôle de l’État, simple gendarme, est de permettre à chacun de déployer sa liberté sans empiéter sur celle des autres. À la limite, comme disait Kant, les procédures libérales devraient permettre de faire vivre en paix un peuple de démons –pourvu qu’ils aient un certain sens de leur intérêt bien compris. La puissance publique ne prône donc plus le Bien, défini comme un ensemble de choses, de conduites qui seraient présentées comme préférables, mais se borne à prescrire le Juste, défini comme l’ensemble des procédures formelles permettant de faire coexister les atomes sociaux (qui restent libres de définir le bien comme ils l’entendent). Chaque atome étant libre, il ne peut se lier à un autre atome que par le biais d’un contrat explicite, par lequel ils consentent à une limitation réciproque de leur liberté. Cette logique contractuelle, une fois mise en route, envahit toutes les dimensions de l’existence. Prenons des situations extrêmes pour bien comprendre : si des contractants sont d’accord pour pratiquer le lancer de nains ou le cannibalisme, un État libéral n’a rien de spécial à objecter. Toute objection relèverait en effet d’une conception substantielle du bien, et donc d’une ingérence métaphysique ou religieuse inacceptable, (par exemple une certaine conception de la dignité humaine), contraire à la neutralité axiologique de l’État moderne. Il en va a fortiori de même avec le mariage à trois, l’union homosexuelle ou la location d’utérus. Dans un tel régime, le seul mal véritablement reconnu, c’est le fait de penser qu’il existe un bien et un mal objectifs.


Évidemment, les dernières conséquences de la logique libérale, que nous voyons s’épanouir de nos jours, ne sont pas apparues tout de suite. Si Hobbes, Locke ou Benjamin Constant revenaient parmi nous, ils seraient sans doute déçus du voyage. Mais les idées ont une cohérence, et des implications inéluctables. Si vous niez qu’il existe une loi naturelle et une hiérarchie objective entre les biens, alors seuls les préjugés de votre époque ou les ordres arbitraires d’un Dieu peuvent vous retenir d’accepter toutes les manifestations de la liberté individuelle. C’est ce qui les rattachait sentimentalement au « monde d’avant » qui empêchait les doctrinaires libéraux d’envisager les ultimes conséquences des axiomes qu’ils posaient. Car en toute rigueur, si l’axiome est la liberté, tout ce qui est susceptible d’être désiré, et ne bafoue pas le consentement d’un autre individu, accédera un jour au statut de « droit de l’homme ».


Certes, on aurait pu tirer des guerres civiles européennes des conclusions plus modérées. Du déchaînement de violence religieuse, il n’était pas nécessaire de conclure au relativisme total en matière religieuse et morale. On aurait pu, sans doute, s’en tenir à quelques solides maximes de tolérance bien comprise. De même, de ce que l’homme est capable du pire dans certaines circonstances, il n’était pas nécessaire de conclure à la nature fondamentalement asociale de l’humanité. On aurait pu s’en tenir à l’idée qu’il faut éviter de créer les conditions qui laissent libre cours à ces mauvais penchants et travailler à l’élaboration de conditions qui laissent s’épanouir les bons, et les encourage. Mais la pression était trop forte. Il y avait sans doute une sorte de fatalité, et même une sorte de logique, à ce que les conceptions radicales qui se trouvaient disponibles soient utilisées pour servir de bases à la refondation d’un ordre politique solide, garant de la paix intérieure et de la prospérité. Il faut reconnaître d’ailleurs que, de ce point de vue, la réussite du libéralisme politique fut impressionnante.


Cause matérielle : l’économie


L’idée moderne de l’homme a en effet trouvé un point d’application particulièrement propice : l’échange marchand. Chacun y cherche son intérêt, sous la seule contrainte du consentement d’autrui. C’est donc à la régulation mécanique, automatique, impersonnelle du marché, c’est à de la loi de l’offre et de la demande qu’a été confié le fonctionnement de la société. L’idée générale est admirablement exprimée par la Fable des abeilles (1705) de Bernard Mandeville : « les vices privés font la vertu publique ». Autrement dit : dans le cadre des lois du marché, le libre cours laissé aux égoïsmes aboutit à la réalisation de la prospérité générale. Dès lors, le péché originel n’est même plus considéré comme un mal. La sombre vision des premiers libéraux du XVIIème siècle, comme Hobbes ou Nicole, fait place à une assomption joyeuse du péché comme ressort du bien public par les libéraux du XVIIIème siècle. C’est la même idée de l’homme –décrit comme un atome égoïste- mais elle change de signe. Voilà pourquoi le déploiement de l’économie libérale s’accompagne d’un éloge croissant de ce que tous les traités de morale avaient décrit jusqu’alors comme des vices à combattre. Voilà pourquoi les « Humanités » étaient promises à disparaître au sein de la civilisation libérale : leurs leçons deviennent objectivement contraires au bien public. Les traités de Sénèque ? Les Fables de La Fontaine ? Tout cela n’est plus d’aucun usage. La publicité les remplace, qui prône jour et nuit l’avidité, le caprice, la paresse, l’ingratitude et la versatilité.


Ainsi, l’État est-il devenu le simple gardien de nuit de l’économie. La neutralisation métaphysique, religieuse et finalement morale de la vie sociale a en effet rendu possible un affranchissement complet de la sphère économique. Pour décrire ce bouleversement gigantesque, Karl Polanyi disait que l’économie était « sortie de son lit », qu’elle s’était « désencastrée ». Alors que les échanges étaient, avant l’âge moderne, entièrement soumis aux régulations supérieures de la sociabilité primaire, ils s’en sont trouvés peu à peu libérés. Ce faisant, l’économie est devenue la matrice générale de reconfiguration des sociétés libérales. Voyons cela de plus près.


Il se trouve que la théorie économique n’est pas descriptive, mais prescriptive : elle dit comment les hommes doivent vivre pour que l’économie tourne à plein régime. La « théorie de l’équilibre général », vaisseau amiral de l’économie néo-classique, affirme ainsi (et c’est effectivement une conséquence de ses équations) que le fonctionnement optimal de l’économie suppose que les facteurs de production – le capital et le travail – soient liquides. C’est en effet à cette condition que les ajustements pourront se faire efficacement sur l’ensemble des marchés, sous la forme de prix d’équilibre (prix des biens et services, salaires, taux d’intérêt), comme dans un gigantesque système hydraulique.

Les conséquences pratiques de cette exigence de liquidité sont gigantesques.

Concrètement, du côté du capital, cela signifie que les masses financières doivent pouvoir se déplacer librement tout autour de la Terre, à la vitesse de la lumière, s'engageant et se désengageant sans délai au sein d'un espace de valorisation homogène. Nous y sommes : le capital n’a pas pour terrain les nations, mais un espace mondial abstrait, où tenir compte des intérêts nationaux entraînerait, du point de vue du capital, de regrettables dés-économies d’échelle, contraires à l’allocation optimale des ressources. L’idéal antique d’autarcie économique n’est évidemment plus recevable dans un monde où la division du travail est conçue à l’échelle du globe. Le libéralisme intégral travaille ainsi à la fin des nations, et donc à la fin de la démocratie.


Et du côté du travail ? Eh bien, c’est très simple : les équations exigent que les travailleurs soient eux aussi liquéfiés. C’est-à-dire : mobiles, flexibles, adaptables. Les viscosités, ici, ne s’appellent pas « contrôle des changes » et « contrôle des capitaux » mais structure familiale, attachement patriotique, interdits moraux et religieux. Il s’agit de tout ce que l’économie libérale doit dissoudre pour atteindre à la perfection de son modèle mathématique. Les conséquences sont sous nos yeux : travail des femmes, travail le dimanche, travail de nuit, contrat d’une heure, bref, ubérisation de l’existence. Ne vous demandez donc plus d’où viennent ces permanentes injonctions à la fois souriantes et anxiogènes à la mobilité. Tout vient des exigences formelles de la théorie. Et, tenez-vous bien, la liquidité n’est pas la seule condition fixée par le modèle ; la concurrence pure et parfaite entre les facteurs suppose également leur atomicité, leur homogénéité et leur transparence. Ce qui constitue un assez juste portrait de l’humanité à la fin du processus : homogène, atomisée, transparente et mobile. L’économie à son plus haut niveau d’abstraction formelle constitue ainsi un programme complet de révolution anthropologique. Si vous voulez comprendre la métaphysique du monde contemporain, lisez un manuel de microéconomie de 1ère année. Tout y est.


Transformer la nature humaine


On vérifie ainsi au passage que l’homme libéral, l’homo oeconomicus, n’est pas un point de départ, mais un point d’arrivée. Le libéralisme, contrairement à ce qu’il a longtemps prétendu, en jouant les modestes, n’est pas une doctrine réaliste, partant de l’homme tel qu’il est ; tout au contraire, le libéralisme n’a de cesse de bouleverser le monde humain pour y faire advenir la fiction qu’il avait présentée comme son point de départ : l’homme de l’état de nature, solitaire, déraciné, guidé par la peur et l’intérêt. Car, évidemment, l’anthropologie occamisto-mirandolienne qui a servi d’hypothèse de départ était fausse de bout en bout : l’homme n’est pas un pur individu sans finalité objective. Il a une nature fondamentalement sociale, et son épanouissement plénier a des conditions définies, qui permettent de distinguer le bien et le mal. Loin donc d’être conservatrice, l’économie libérale est profondément révolutionnaire. Nations, religions, famille –tout doit passer au laminoir. « Le capitalisme, disait Marx, ne peut exister sans révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux. » En d’autres termes, le programme complet du progressisme culturel et sociétal n’est rien d’autre que la superstructure idéologique du libéralisme économique déchaîné. Vouloir séparer les deux est absurde. Le patron d’une chaîne de télévision confiait récemment : « Comme directeur général de mon entreprise, ma mission c’est de faire en sorte que les gens passent le plus de temps possible devant mes programmes à ingérer de la publicité ; comme père de famille, mon devoir, c’est exactement le contraire ! » Conclusion : la persistance des valeurs familiales est une entrave au développement du capitalisme consumériste. Dès lors, tout sera fait par les forces autonomes du Capital pour les ridiculiser et en gêner la transmission.


L’économie sans finalité


À ce point du raisonnement, certains pourraient objecter qu’il est possible d’être libéral en économie sans approuver la domination absolue des impératifs libéraux sur toute autre ordre de considération. Ici, il faut distinguer. Si l’on appelle « libéralisme » le fait de rejeter le collectivisme, d’être favorable à la propriété privée et au principe de subsidiarité, alors nous concédons le point. Mais nous contestons l’appellation. Car il s’agit là seulement des libertés économiques naturelles, telles que les reconnaissait Aristote, contre Platon. Le libéralisme économique est tout autre chose.


Le libéralisme n’affirme pas seulement que la propriété privée est le meilleur moyen de mettre en valeur les richesses de la terre ; il affirme que le libre jeu du marché, c’est-à-dire de l’offre et de la demande, est le seul moyen légitime – respectueux des libertés individuelles – de déterminer ce qui doit être produit et consommé. Être libéral en économie, c’est nécessairement penser qu’il est impossible de s’immiscer dans le libre jeu du marché pour le soumettre à des finalités autres que l’accroissement de la valeur ajoutée globale. Si vous le faites, alors, rapidement, vous devrez limiter la circulation du capital, récuser le libre-échange, limiter les réformes structurelles, remettre en cause le PIB comme guide de la politique économique, etc. Vous aurez entamé le « ré-encastrement » de l’économie, la sortie du système libéral. Au demeurant, le libéralisme ainsi entendu n’est en réalité pas favorable à la petite entreprise, ni à la subsidiarité. Il se caractérise plutôt par la dépendance croissance à l’égard des monopoles transnationaux et par l’uniformisation générale. C’est le communisme réalisé par les moyens de l’individualisme, comme Tocqueville et Huxley l’avaient pressenti.





L’émergence de la Bête : cause finale du libéralisme


Mais ce n’est pas tout. Il nous faut encore comprendre comment l’économie désencastrée entraîne la naissance d’une sorte de monstre. Voyons cela.

En l’absence d’une idée de nature qui imposerait des fins substantielles à la vie humaine, la collectivité en tant que telle est aveugle à la nature des produits et services procurés par l’économie. À partir du moment où une chose est vendable, produite et effectivement vendue, c’est qu’elle satisfait le désir des contractants (quand bien même ce désir aurait-il été fabriqué par le conditionnement publicitaire). Dans ce contexte, la seule façon d’estimer le niveau de bonheur collectif, c’est de mesurer l’agrégat complet des satisfactions individuelles, validées par des actes d’échanges économiques : bref, de mesurer le produit intérieur brut (PIB). En contexte capitaliste, cette croissance du PIB est elle-même conditionnée au maintien d’un certain taux de profit, ou « création de valeur ». Sur la foi de cette série d’équivalences : Bonheur social = croissance du PIB = création de valeur, on accorde à la valorisation du capital un rôle directeur de la société. Tout ce qui est bon pour lui sera réputé bon pour les hommes. Et comme le niveau de création de valeur est une donnée quantifiable objective, alors que le bien humain est réputé subjectif et relatif, le seul indicateur, le seul objectif véritable sera le premier. Dès lors, le moyen devient fin, l’abstraction prend le pouvoir ; elle s’autonomise pour devenir le « Sujet automate » dont parlait Karl Marx dans ses textes les plus prophétiques.


Comprenons bien : à ce stade de son développement, le système économique ne produit pas des choses pour satisfaire des besoins, mais il crée des besoins pour pouvoir produire, vendre et ainsi satisfaire l’exigence d’accroissement du Capital. Si les hommes de notre temps, dès l’âge de trois ans, passent quatre heures par jour à s’anéantir devant des écrans, ce n’est pas parce que cela répond aux aspirations fondamentales de l’humanité ; c’est parce que cela correspond à la source de création de valeur la plus rentable pour le capital. Et qu’on n’aille pas imaginer un complot cynique des capitalistes. Eux-mêmes sont devenus des « fonctionnaires du capital ». Ils obéissent à Mammon, qui est plus proche d’un programme informatique que d’une subjectivité humaine. Il s’agit, pour parler comme saint Jean-Paul II, d’une « structure de péché » devenue autonome.

C’est ainsi que la fondation de l’ordre social sur l’égoïsme individuel engendre une « Bête », qui prend son indépendance, et poursuit ses fins propres, qui n’ont, en réalité, aucun lien avec les aspirations humaines véritables. Une société fondée sur Genèse 3, 5 termine fatalement sa course en Apocalypse 13, 15.


Eritis sicut dei.


C’est la rencontre entre l’idée moderne de l’homme et le mécanisme du marché qui a entraîné le mouvement d’emballement propre au libéralisme : tout ce qui est susceptible d’être désiré est non seulement devenu un droit, mais un produit et donc une marchandise, capable de valoriser le capital. Allié à la vision techniciste du monde (tout est possible, tout est productible), ce mouvement aboutit à une négation complète de la dépendance des hommes à l’égard de la nature qu’ils ont reçue. C’est ainsi, en son fond, le statut de créature qui se trouve refusé, au profit d’un rêve d’autocréation : Eritis sicut dei. La promesse du serpent se réalise. Et elle fait naître un Moloch surpuissant, qui ravale les hommes au statut de rouage, voire de carburant, de son propre fonctionnement.

Dans une telle situation, face à un tel déchaînement de la Bête, « seul un dieu peut nous sauver », disait Heidegger. Mais pas n’importe lequel. Celui-là qui nous a créés, a béni notre nature – et a dit qu’elle était valde bona.


Frédéric Guillaud

Frédéric Guillaud est l’auteur de Dieu existe : arguments philosophiques (2013) et Catholix Reloaded : essai sur la vérité du christianisme (2015), aux éditions du Cerf.




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