il ne rapporte pas un jugement de cause princière, mais une affaire, assez sordide, où s’expriment les passions contradictoires de personnages du commun.
Le « Jugement de Salomon », référence biblique, expression consacrée, évoque immédiatement la sagesse du juge et du chef, c’est pourquoi je voudrais aujourd’hui vous en dire quelques mots, comme à des hommes (et des femmes !) intéressés par les affaires publiques, et, au premier chef, par l’art de la parole. Ici en effet, la sagesse divine éclaire aussi bien le salut en Jésus-Christ que l’humble réalité quotidienne de notre verbe et de nos relations avec autrui. Car si ce texte ouvre une porte sur un abîme de mystère, et si les assistants reconnaissent en leur roi la sagesse divine, il ne rapporte pas un jugement de cause princière, mais une affaire, assez sordide, où s’expriment les passions contradictoires de personnages du commun.
L’histoire, que nous connaissons bien, met en effet en scène deux mères qui partagent même vie (peu honnête) et même toit. L’une d’elle, par accident, a étouffé le nourrisson qu’elle allaite, et ignominieusement substitué son cadavre à l’enfant de l’autre mère. S’apercevant de la supercherie, cette dernière se précipite devant le tribunal du roi Salomon et demande justice, protestant qu’elle est la vraie mère, victime d’une horrible machination. L’autre femme se jette alors devant le roi et oppose qu’elle est elle-même la mère objet d’un sombre complot. Comme aucune preuve ne permet au roi de démasquer la menteuse et de rendre justice à l’innocente, Salomon recourt alors à une ruse – un peu risquée peut-être : « Qu’on apporte une épée, afin de partager l’enfant en deux et de donner à chacune la moitié de l’objet du litige. » La vraie mère épouvantée se ressaisit en ces paroles : autant sauver l’enfant, abandonner son droit le plus légitime pour que celui-ci vive : « Seigneur, donnez-le lui, je vous en supplie, et qu’il vive ! » La fausse mère enivrée de jalousie et d’amertume se récrie au contraire qu’on partage le petit corps en deux. L’attitude des deux femmes révèle alors aux yeux du roi la pureté du cœur de la vraie mère.
Réclamer ton droit, c’est le perdre... La vraie mère est alors condamnée à la soumission à l’absurde
Changeons pour un instant de perspective, pour considérer le discours que la plaidoirie de la coupable adresse implicitement à la mère véritable : la ruse en est grossière, mais instructive. « Si tu défends ton fils, tu paraîtras comme moi-même aux yeux du juge : une inconnue qui réclame un bébé tout aussi inconnu de la cour. Et ainsi tu n’as aucune chance de t’en sortir : Réclamer ton droit, c’est le perdre, consacrer en justice qu’il n’y a pas de présomption en ta faveur. » L’interlocutrice se trouve ici prisonnière d’une contradiction puisqu’agir pour se sauver revient à perdre sa cause. Et ne pas agir c’est encore perdre son enfant. C'est dans une circonstance si tragique que le rire ou les larmes paraissent bien impuissants. La vraie mère est alors condamnée à la soumission à l’absurde, qui, réduisant la puissance de son arbitre, la dépossède d’elle-même dans les mains de son opposante.
Par son subterfuge, Salomon révèle au jour le cœur droit.
La ruse de Salomon brise les chaînes de la contradiction. Le roi donne un point de repère fixe, qui fait quitter au litige son terrain initial (le droit de la mère) pour le placer sur un nouveau terrain (la survie du petit). Ainsi la force de pression exercée par la menteuse pèse dans le vide et la vraie mère se trouve dégagée de son emprise. Par son subterfuge, Salomon révèle au jour le cœur droit.
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La fonction du juge est de rendre la justice. Tout en déplaçant le litige vers un nouveau terrain, c’est bien ce à quoi tend le roi. Mais la ruse est surprenante, car si l’on se prête au même jeu de discours que précédemment, on découvre une rhétorique qui ressemble d’assez près à celle de la fausse mère. Le roi semble dire lui aussi à la vraie mère, qu’il ne reconnaît pas encore : « Si tu essaies de garder ton enfant, il sera perdu ; si tu perds ton droit en renonçant à ton litige, tu retrouves une chance de le sauver : si tu veux le garder tu le perdras, si tu le perds, tu le garderas. » Ici encore, nous retrouvons le jeu des injonctions contradictoires. Naturellement la contradiction n’est ici qu’apparente puisque « garder » et « perdre » n’ont pas le même sens, ou la même portée, dans l’un et l’autre membre de l’alternative. Il n’empêche que cette alternative trouve son écho dans une déclaration bien connue du Christ : « Si quelqu’un cherche à sauver sa vie, il la perdra. S’il la perd – à cause de moi –, il la sauvera. » C’est ici que le texte ouvre sur des abîmes.
Le dialogue de cette histoire met en scène une figure en définitive très ordinaire des conversations humaines, et révèle le fond de violence inavouable que nombre de subreptices manœuvres vont jusqu’à dissimuler parfois à l’esprit même de leur auteur.
Le jugement de Salomon confond la logique du monde de l’envie, de la convoitise, de l’appétit de domination et de possession, logique de Genèse 3 où naît la psychologie du pécheur, tourmentée de contradictions et prisonnières en celle-ci. Le dialogue de cette histoire met en scène une figure en définitive très ordinaire des conversations humaines, et révèle le fond de violence inavouable que nombre de subreptices manœuvres vont jusqu’à dissimuler parfois à l’esprit même de leur auteur. Pour masquer l’erreur ou l’injustice, qui sont deux figures du mal, le mensonge et le travestissement du réel se présentent à la lumière du conseil humain comme un expédient commode pour dissimuler la honte ou satisfaire au désir, pour rendre la vie aux cadavres de nos misères. L’amer Boileau voyait « monter le vice, orné de superbes habits ». Et Macbeth, les mains souillées du sang du crime, voyait aussi en la vie « une fable contée par un idiot, remplie de bruit et de fureur ».
C’est à cette logique du monde que le Christ se trouve confronté, en des affrontements de plus en plus perfides et violents à mesure que l’heure de la croix approche. Sommé de faire un miracle (faute de quoi il est accusé d’être faux témoin), il est dans le même temps accusé d’y procéder par l’autorité du démon. Convoqué comme juge de la femme adultère, il est sommé de se renier – et de se discréditer – ou de se placer en contradiction avec la loi donnée par Dieu à Moïse, et de se discréditer tout autant. On pourrait multiplier les exemples.
Laisser décliner son cœur à la duplicité enferme l’autre dans le réseau des injonctions contradictoires dans lequel les relations humaines menacent souvent de sombrer, surtout lorsqu’elles impliquent autorité.
Ceci est un cas politique. L’auteur de la page Wikipédia consacrée au « double lien » théorisé par Bateson a déjà noté que les consignes gouvernementales devant l’épidémie de Coronavirus n’étaient pas tout à fait exemptes de contradictions de la sorte. Il n’est pas nécessaire d’insister davantage sur l’enjeu considérable que constitue la simplicité de la parole. La droiture et l’humilité sont nécessaires pour parler à son prochain. Laisser décliner son cœur à la duplicité enferme l’autre dans le réseau des injonctions contradictoires dans lequel les relations humaines menacent souvent de sombrer, surtout lorsqu’elles impliquent autorité. L’impératif injuste, implicite mais bien réel, dans le cas extrême, est simplement : « Soumets-toi. » Alors ces relations ne sont qu’indécente manipulation, guidée par le mépris et peut-être la haine. Si notre union se fonde dans la possibilité pour deux intelligences de communiquer dans une même vérité, et pour deux volontés de s’unir dans un même bien, cette tyrannie de l’absurde, insidieusement instaurée dans le discours, est suprêmement antipolitique. La faillite du langage précède alors de peu celle de la civilisation, ainsi que Joseph de Maistre l’avait observé. Elle explique sans doute pourquoi, en politique, tout est toujours à recommencer.
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Le mystère du salut, dessiné en la sagesse divine, épouse les formes d’une iniquité assumée quoique réprouvée pour être guérie de l’intérieur par celui sur lequel ni la mort ni le péché n’ont prise. Salomon apparaît ici comme une figure de Jésus-Christ.
Le Christ offre toute son âme et tout son corps pour l’honneur de Dieu, se remettant entre les mains du Père.
Là où le pécheur se met en contradiction avec la vie de son intelligence, de sa volonté, comme parfois celle de son corps même, en cherchant à l’ombre du mensonge à les soustraire à la légitime domination de Dieu, le Christ procède au mouvement inverse. Il offre toute son âme et tout son corps pour l’honneur de Dieu, se remettant entre les mains du Père. Là où le pécheur se divise contre lui-même par haine de Dieu, le Christ connaît la mort offerte par obéissance au Père et amour du Père. Le péché et le sacrifice se répondent comme en miroir, de l’arbre d’Éden à la croix, de la mort à la résurrection, sagesse contre sagesse.
De son côté, la mère paraît aussi comme une figure du Christ : comme le Christ en croix, elle accepte de tout perdre pour garder la vie du fils perdu. Cette femme est en même temps figure du chrétien, qui répond à l’injonction de Dieu de se perdre en ses mains. Pour trouver la vie auprès de celui qui peut la donner, elle doit signer sa capitulation en son Seigneur. À cause du péché, cette capitulation prend la forme de la croix, et n’a plus seulement la douceur de la vertu de religion dans laquelle elle se fonde. Grâce à la rédemption, elle reçoit aussi la splendeur nouvelle du Verbe et la saveur de l’amour du Christ.
Le Christ, parce qu’il est Dieu, peut légitimement dire que « celui qui n’est pas avec lui, est contre lui », là où les autres, qui ne sont que créatures, ne peuvent que dire que « celui qui n’est pas contre eux est avec eux ». Le règne absolu d’un homme sur un autre est toujours une injustice. Parce qu’il est Dieu aussi, et tout à Dieu, le Christ exige légitimement qu’en lui tous soient soumis à la Trinité, requérant non seulement l’hommage d’une juste conduite, d’un assentiment de l’intelligence à la lumière de la foi, mais encore l’hommage de tout l’être et de toute l’existence : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra [parce que nul ne sauve sinon Dieu], et celui perd sa vie à cause du Christ [celui qui rend la vie en imprimant en nous sa propre vie], la sauvera. »
La sagesse de la croix subvertie la logique du péché en lui ravissant ce que le pécheur avait usurpé de majesté divine. La fécondité du Verbe en sera aussi rendue à notre verbe. L’ascèse de la droiture du discours : voici un bon effort de carême et d’après-carême, pour faire des hommes plus heureux.
Abbé Nicolas Télisson
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