Vingt-cinq ans parisien, j’ai quitté ma ville natale avec mon épouse, pour la Normandie. Comme beaucoup, nous ne pouvions nous résigner à élever nos enfants dans un appartement de 40m2 en leur imposant le stress et l’agitation urbaine. Octobre 2023, j’entame ma neuvième année dans cette France que le géographe Christophe Guilluy a qualifiée de périphérique.
Peut-on devenir un vrai rural lorsqu’on a grandi dans une métropole comme Paris ? De toute évidence non, Babylone laisse des traces indélébiles. Cependant cette expérience de neuf ans change notre perception. Le parisien est un être autocentré malgré lui. La publicité et les médias lui renvoient une image assez fidèle du monde dans lequel il vit. Pour l’homme de la campagne il n’en est rien. La télévision produit en lui une dissonance cognitive dont il s’accommode ou non. Le décalage est énorme entre le modèle société promu par la publicité, les séries et les émissions télévisées, et ce qu’il voit en sortant de chez lui.
Loin de moi l’idée d’affirmer que les ruraux sont moins touchés par une forme de déclin anthropologique que les urbains. Hormis quelques exceptions notables d’hommes et de femmes enracinés rencontrés çà et là, la société du spectacle et de la consommation a opéré un conditionnement de masse des esprits, engendrant les mêmes comportements partout : alimentation à base de produits industriels transformés, saturés en sucre, omniprésence des écrans, passion pour des spectacles grossiers, obsession du confort, perte du sens de l’effort, réduction de la spiritualité à des émotions collectives, atrophie des vertus au profit d’une moraline dictée par les médias. En ville comme ailleurs, la plupart des couples finissent dans l’isolement misérable du divorce, prononcé au nom de l’émancipation et du bonheur individuel. Chiffre intéressant : « En 2009, les dernières données disponibles en matière d’interpellations d’usagers montraient que La Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais, soit 10 % de la population française, concentraient près de 40 % du total des consommateurs [d’héroïne] interpellés en France avec une surreprésentation des ouvriers et des employés. ».
Mais alors, qu’est-ce qui change, à la périphérie des métropoles ? Je crois qu’on est confronté à un monde en quelque sorte plus cru. Évidemment, lorsqu’on déambule dans les rues qui entourent la gare du Nord, la réalité est également assez crue. Mais justement, il y a une similitude entre ces deux univers, ils échappent au luxe et à l’opulence des beaux quartiers. Même si les bobos colonisent les anciens faubourgs, ils vivent en réalité préservés des miasmes et aspérités incommodantes. Ils se créent un décor artificiel, de bars et de commerces branchés, dont le charme désuet est un effet recherché et où tout est en réalité hors de prix. Qu’on soit dans le fin fond de la campagne mayennaise ou dans la zone industrielle d’une sous-préfecture, on sent que dans l’ensemble, notre monde ne ressemble en rien à celui qu’on nous montre à la télé. Et cela se ressent à tous les niveaux : les PMU miteux, les bâtiments vétustes, la décoration surannée des intérieurs, les goûts vestimentaires douteux, les embouteillages de Dacia, les trognes improbables dans les files d’attentes de l’Intermarché…
La dimension économique entre en compte, mais au-delà d’elle, il s’agit de deux univers radicalement différents. Comme l’explique très bien Guilluy, la métropole est un territoire connecté à la mondialisation, un territoire qui, parce qu’il est densément peuplé et économiquement actif, bénéficie des politiques de la ville, des services de santé, de la mobilité, etc. Là où je vis, ce qui nous relie à l’Etat, ce sont les radars routiers et la télévision. Pour le reste, on ressent la déconnexion, l’abandon et l’oubli. En un sens cela peut-être une chance, si nous arrivons à reprendre en main notre destin. Pourquoi attendre de l’Etat, qui ferme des maternités, qu’il nous rouvre des classes en maternelle ? Les solutions autonomes et communautaires sont plus attirantes. Mais pour cela, il reste à passer un cap. En tant que néo-rural, conscient de l’impasse dans laquelle nous sommes, On se heurte à l'inertie et à la méfiance d'une population qui n'a plus l'autonomie anthropologique pour se détacher de ce système alors même qu'il s'effondre. L'épisode des gilets-jaunes a montré que même trahie et abandonnée, la France périphérique continue à "monter à Paris" pour chercher la solution à son déclassement. Il faudra sans doute faire preuve d’humilité, de patience et d’audace pour créer ces alternatives autonomes qui nous semblent indispensables pour pallier à l’abandon de l’Etat.
Victor Aubert
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