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Balzac, visionnaire !



« J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il est animé lui-même. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne le montre. Bref, chacun, dans Balzac, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes chargées de volonté jusqu’à la gueule. » Charles Baudelaire.

Balzac évoque aujourd’hui la figure d’un romancier aux descriptions sans fins et indigestes. Ceux qui eurent le malheur de subir la lecture du Père Goriot ou d’Eugénie Grandet dans la préparation du baccalauréat de français connaissent les déboires de la lecture d’un style trop sophistiqué pour notre époque. C’est une grave faute de goût que de réduire ce géant, le géant, de la littérature française à une plume illisible. Il est incontestablement la constellation la plus éclatante de la galaxie des romanciers français. Indépassable dans ses qualités, il a poussé par-delà toutes les frontières la lecture de l’âme humaine et de la société. Paradoxe saisissant, que seule permet l’aventure littéraire, il réussit à toucher le fond du mystère humain par la dissection dans les détails les plus intimes des vies des milliers de personnages qui parcourent son œuvre. Du particulier le plus spécifique, il a tiré l’universel. Il est allé le chercher dans les profondeurs de l’agir humain, et l’a remonté à la surface en tirant la corde avec la force d’un colosse. « La nature sociale est une nature dans la nature » rappelle-t-il dans Modeste Mignon. Une nature sociale dont les hasards font la richesse : « L’État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature, plus la Société. » Ces talents sont multiples. Infatigable travailleur, défenseur du « trône et de l’autel », de l’ordre d’Ancien Régime, critique d’un capitalisme naissant, son combat le plus saisissant fut celui qu’il mena pour la famille, et plus encore pour la paternité.


Le Père Goriot a, chez Balzac, la fonction d’une cellule mère. Non seulement parce que ce roman contient déjà la plupart des personnages clefs de Balzac, mais aussi parce que le Père Goriot, c’est d’abord le personnage du titre, et le mystère de la paternité. Montaigne disait qu’il aimait mieux avoir un enfant de l’accointance des Muses que de celle de sa femme. Mais la seconde des deux accointances est le symbole charnel de la première, comme la tradition fait symboliser par le couple du Cantique des Cantiques l’union de Dieu et de son Église. Le Père Goriot ne pouvait être créé que par le père du Père Goriot, le « Christ de la paternité » par le génie de la paternité et la paternité du génie. « Quand j’ai été père, dit Goriot, j’ai compris Dieu ». Voilà un mot extraordinaire qui nous met aux sources de la création balzacienne. La présence de Dieu, le consentement à Dieu, sont absolument évidents, absolument nécessaires dans l’œuvre de Balzac, pleine comme un jour de la création. Goriot est un vaincu de la paternité, parce que père selon la chair, père selon les individus, père selon l’égoïsme. Le terme de « Christ de la paternité », s’entend de sa passion, de ce que lui font souffrir les deux filles pour lesquelles il s’est fait victime holocauste. Il a aimé ses filles totalement, puissamment, esclave de leurs volontés et de leurs passions, et c’est pourquoi il meurt désespéré, détruit. Détruire la paternité, sa figure, c’est renoncer au sacrifice. Or, la famille, la paternité, vécu dans son essence même, c’est le sacrifice dans ce qu’il a de plus radical, de plus authentique. Le don complet de soi sans ne rien attendre en retour. Se faire parent comme le Christ s’est fait homme. C’est ce que la société attend de chaque parent, et c’est ainsi que le mariage peut se vivre pleinement.

Erwan Lebreton

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